Ce mois-ci, nous vous présentons La combustion spontanée d'objets. Relaté dans le journal « Rébus » de 1886, voici l’étonnante histoire de manifestations d'esprits. Elle se passe dans l’est de la Russie, dans le district d’Ouralsk. M. Schtchapov qui est le propriétaire d’une ferme raconte comment pendant six longs mois sa famille fut sujette à des persécutions mystérieuses à partir de novembre 1870 :
« Aujourd'hui, quinze années se sont écoulées depuis l'époque mémorable où notre paisible vie de famille a été subitement bouleversée par un événement tellement inusité, stupéfiant, qu'il défiait toute explication naturelle ; l'on finit alors par l'attribuer à de la supercherie, et c'est nous que l'on accusa de l'avoir pratiquée, nous qui n'y étions absolument pour rien.
Bien que j'aie acquis, depuis l'époque de ces manifestations, quelques connaissances théoriques au sujet des phénomènes dits médiumniques, par la lecture de tout ce qui était publié sur cette question en langue russe, et que je sois parvenu à me rendre compte, jusqu'à un certain point, du genre de manifestations qui s'étaient produites chez nous, je dois dire que la réalité, les choses vécues, ne laissent pas de produire sur vous une impression autrement forte que celle que l'on éprouve à une lecture ou à un récit, car il n'y a pas moyen de ne pas croire ce que l'on voit.
En effet, quel parti vous reste-t-il à prendre lorsque vous avez vainement tenté de secouer la dépression morale qui s'apesantit sur votre esprit en présence d'événements extraordinaires et anormaux, quand vous avez fait des efforts opiniâtres pour trouver une solution se rapprochant tant soit peu de l'ordre naturel des choses, — et que, néanmoins, les faits que vous observez vous mettent, pour ainsi dire, au pied du mur, qu'ils font violence à votre soi-disant bon sens ?
Ajoutez à cela qu'à cette époque, nous ne soupçonnions même pas l'existence d'une force médiumnique, que ces bizarres et capricieuses manifestations étaient empreintes vers la fin, d'une tendance évidemment hostile, comme si elles étaient dirigées contre notre tranquillité. Je passe sur les désagréments du discrédit, de la médisance et des calomnies que nous ont valus ces événements dans notre voisinage, dans un rayon de 130 kilomètres.
Il est vrai que j'étais moi-même la cause de cet ébruitement, car je racontais et décrivais ces incidents à tout venant en quête d'explications. On venait chez moi, on se livrait à des investigations, on écoutait et regardait les choses, qui se passaient au vu de tout le monde ; mais d'explication, toujours point. Parmi les visiteurs, il y avait des gens éclairés, quelques-uns même d'une grande érudition ; et ils cherchaient tous à donner une explication naturelle « quelconque » (sic). Nous nous laissâmes berner par ces « savanteries », suivant lesquelles les manifestations qui se produisaient étaient dues tantôt à l'action de l'électricité atmosphérique, du magnétisme, tantôt à un état morbide, — une manie moqueuse, — de ma femme qui se plaisait à nous mystifier, riant inpetto de notre naïveté.
Nous acceptions de bonne foi l'une et l'autre de ces explications, mais, au bout de quelques jours, toutes ces théories croulaient sous l'évidence des faits. Il faut avoir par soi-même fait l'expérience, il faut avoir vu et entendu, avoir passé des nuits sans sommeil et avoir éprouvé moralement et physiquement des tourments jusqu'à épuisement de ses forces, pour arriver enfin à la conviction inébranlable qu'il existe des choses que les savants ne soupçonnent même pas.
C'était le 16 novembre 1870, à la tombée de la nuit ; je rentrais chez moi après un voyage de quelques jours que j'étais allé faire dans une petite ville éloignée de 30 verstes de notre ferme, près du moulin ; nous y habitions depuis un an et demi ; ma famille se composait de deux vieilles dames — ma mère et ma belle-mère, âgées de soixante ans chacune — de ma femme qui avait alors vingt ans, et de ma fille, une enfant à la mamelle. Dès les premières paroles de bienvenue, ma femme m'informa que les deux dernières nuits on n'avait presque pas dormi dans la maison à cause d'un bruit étrange, de coups dans le grenier de la maison, dans les murs, les fenêtres, etc. Elle était arrivée à la conclusion que la maison était tout bonnement hantée par le diable. »
M Schtchapov raconte ensuite que lui-même, durant cinq nuits consécutives, entendit des coups étranges qui se produisaient presque sans interruption soit dans la fenêtre, soit dans les murs, que ces coups se renouvelèrent le 20 décembre et durèrent plusieurs jours, que les objets commencèrent à se déplacer, et, chose curieuse, que « les corps mous tombaient avec un bruit pareil à celui que produit un corps dur, alors que les objets solides ne donnaient lieu à aucun choc.
La veille de l'année 1871, les coups retentirent de nouveau ; cette fois, les phénomènes furent observés par une compagnie nombreuse. Aux personnes qui se tenaient au dehors les coups semblaient venir de l'intérieur, ceux qui se trouvaient dans la chambre estimaient que le bruit était produit sur les murs, extérieurement.
M. Schtchapov continue : « Le 8 janvier, après de nombreuses manifestations telles que coups frappés, déplacements d'objets, etc., ma femme aperçut un globe lumineux sortant de dessous son lit, d'abord de petite dimension et ensuite, d'après ses dires, augmentant en volume jusqu'à la grandeur d'une soupière et ayant beaucoup de ressemblance avec un ballon en caoutchouc rouge ; elle en fut tellement saisie qu'elle s'évanouit. Depuis ce temps, nous envisagions ces phénomèmes d'un œil hostile, avec crainte même, d'autant plus que le lendemain, ces malencontreux coups se firent entendre à la fenêtre de la chambre même de ma femme, en plein jour, vers trois heures, au moment où elle s'apprêtait à prendre du repos. A partir de ce jour, ces bruits l'accompagnaient partout où elle allait. C'est ainsi qu'un jour, alors qu'elle prenait son thé de cinq heures, elle entendit frapper des coups sur le bras du canapé ou elle était assise, et, lorsque je me mis à sa place, les coups furent frappés près de l'endroit où elle se plaça, sur la toile cirée du canapé, et parfois même dans les plis de sa robe de laine ; ils la suivaient jusque dans l'armoire du buffet, le garde-manger, etc. Franchement, nous commencions à avoir peur ; cette inflexible réalité des phénomènes se produisant à la clarté du jour, si exclusivement attachés aux pas de ma femme, nous affligeait tous les deux ; elle en pleurait même. Appréhendant des suites fâcheuses pour sa santé et surtout pour son état mental (elle éprouvait une faiblesse générale et le besoin de dormir toutes les fois que les manifestations devaient se produire, et si, à ce moment, elle se trouvait dans son lit, un lourd sommeil la gagnait), je décidai de changer de résidence pour un mois et me transportai avec ma famille dans la ville voisine, où nous possédions une maison. Le jour même de notre arrivée, nous rencontrâmes un de nos amis, M. Ch., médecin, qui s'y trouvait pour affaires de service. Après avoir écouté mon récit, il donna son opinion, qui écartait, bien entendu, toute idée d'une explication mystérieuse ou surnaturelle des phénomènes que je lui exposais : il mettait le tout sur le compte de l'électricité et du magnétisme, qui agissaient, disait-il, sous l'influence d'une composition particulière du sol sur lequel notre maison était bâtie, ou de facultés spéciales inhérentes à l'organisme de ma femme. Ces explications, bien qu'insuffisamment claires et peu en rapport avec les faits, nous parurent concluantes, à nous gens peu versés dans les questions scientifiques ; dans tous les cas, elles produisirent sur nous un effet tranquillisant : tout cela nous paraissait assez vague, mais nous croyions comprendre qu'il s'agissait de lois de la nature ; c'était une vraie trouvaille ; nous voulions à tout prix nous débarrasser de l’obsession diabolique (ne connaissant pas d'autre terme, c'est ainsi que nous avions d'abord qualifié la force occulte).
Mais quel ne fut pas notre étonnement, je dirai même notre terreur, lorsque, le 1er janvier, à notre rentrée, tard dans la nuit, et quand ma femme fut couchée, les coups recommencèrent, et les objets furent de nouveau lancés à travers les chambres, et même des objets dangereux : par exemple, un couteau de table, qui se trouvait sur le poêle, fut projeté avec force contre la porte. Nous mîmes en sûreté tous les objets tranchants ou pesants, mais c'était peine perdue : il arrivait pendant la nuit que tous les couteaux et fourchettes, soigneusement serrés par nous dans l'armoire, se dispersaient dans toute la chambre ; quelques-uns venaient même s'enfoncer dans le mur, près de notre lit. J'avoue que je commençais à redouter sérieusement ces manifestations, qui devenaient menaçantes, et que j'accueillais avec un sentiment de reconnaissance les personnes qui venaient nous voir à cette époque et qui passaient la nuit chez nous, mues par la curiosité.
J'ai dit que la théorie électrique du docteur était peu en rapport avec les étranges phénomènes que nous avions jusqu'alors observés mais, pour les manifestations qui se produisirent à partir du 24 janvier, elle devait être considérée comme absolument insoutenable. Ce soir, nous avions la visite d'un de nos amis, M. L. Alekséieff. Ma femme et lui se trouvaient dans une chambre attenante à celle où je marchais en long et en large, ma petite fille sur les bras, chantant divers airs pour l'amuser. Je fus quelque peu surpris par la prière que ma femme et Alekséieff m'adressèrent de continuer une chanson que je venais d'interrompre. Je fis selon leur désir. De suite, ils me demandèrent d'entonner un autre air ; je me mis à chanter la Figurante et allai les rejoindre. J'apprends que mon chant a été accompagné de coups dans le mur, battant la mesure tout près de l'endroit où ils étaient assis. Je reprends mon chant et, effectivement, j'entends les battements produits comme par les ongles d'une main, marquant nettement chaque mesure de la chanson ; ces coups furent également entendus au dehors, ainsi que nous prîmes soin de nous en assurer. Mon ami chanta, pour essayer, quelques airs très lents en les interrompant de temps à autre, — et néanmoins le rythme des coups continuait à suivre la mesure, bien que les interruptions intentionnelles y produisissent visiblement une certaine confusion. On essaya de chanter d'une voix de plus en plus basse, terminant en un chuchottement, en un simple mouvement de lèvres, on alla même jusqu'à chanter mentalement — et alors l'accompagnement fut tout à fait juste. La force qui produisait ce phénomène était évidemment douée de sens musical et possédait le don de la divination !
Les traits d'intelligence dont la force occulte fit preuve nous impressionnèrent vivement, et nous résolûmes de continuer ces expériences le soir même. Afin d'obtenir des sons plus nets et plus clairs, nous engageâmes ma femme à se transporter du lit qu'elle occupait dans un autre, qui se trouvait près d'une porte vitrée. Notre espoir fut réalisé : aussitôt qu'elle fut installée en cet endroit, les coups se succédèrent rapidement sur les carreaux. A cette occasion, les coups ne se bornaient pas à battre la mesure de divers airs : marches, polkas, mazurkas (l'hymne national fut enlevé avec un certain entrain) — ils nous démontrèrent que la force qui les produisait pouvait frapper un nombre quelconque pensé.
Je tiens à affirmer, encore une fois, que nous prenions les mesures les plus minutieuses pour nous garantir contre toute mystification et que nous ne perdions pas de vue la personne qui jouait le rôle principal — ma femme, qui dormait tout le temps d'un profond sommeil.
Je me décidai à communiquer tout ce qui se passait au Dr Ch., le même qui avait avancé la théorie électrique pour expliquer les phénomènes en question. J'avais d'ailleurs une raison pour m'adresser à lui : la section d'Orenbourg de la Société Impériale de Géographie venait de demander au major Pogorélov, commandant des cosaques d'Iletzk de fournir des renseignements sur les phénomènes météorologiques dans ce rayon, et notamment sur le globe lumineux dont j'ai parlé plus haut. J'envoyai donc un exemplaire de ma description à la Société de Géographie, et un autre à M. Ch., en le priant, bien entendu, de me donner un éclaircissement.
Bientôt nous eûmes la satisfaction de recevoir la visite de trois personnes qui nous étaient bien connues pour leurs excellentes qualités et leur haute compétence : M. A. Akoutine, ingénieur-chimiste, attaché au gouverneur d'Orenbourg ; M. N. Savitch, homme de lettres ; et le médecin en question, M. Ch. Ces messieurs nous déclarèrent d'abord être venus pour leur propre compte, en amis, curieux d'étudier les phénomènes. Dans la suite, j'appris qu'ils étaient officiellement délégués à cet effet par le gouverneur, le général Verevkine. »
M. Schtchapov se mit entièrement à la disposition des visiteurs, sa femme aussi s'imposa certaines gênes afin de faciliter à ses hôtes la tâche qu'ils étaient venus remplir ainsi: elle les autorisa à visiter sa chambre à n'importe quel moment toutes les draperies superflues furent enlevées ; le personnel de la maison fut éloigné autant que cela était possible.
« On commença par soumettre la maison à un examen minutieux. Nous n'occupions dans l'immeuble que trois pièces, y compris le vestibule ; le reste de la maison n'était habité que pendant l'été et servait de débarras l'hiver.
Comme nous n'avions pas été inquiétés depuis quelques jours, je ne pouvais affirmer que les manifestations se produiraient. Mais, dès le premier jour, nous eûmes l'occasion d'entendre des coups, de voir la projection de divers objets, etc. Le lendemain furent installés les appareils de physique apportés par nos visiteurs ; on dut enlever une partie du plancher dans la chambre de ma femme, pour poser une longue baguette métallique dont un bout fut enfoncé dans le sol, et l'autre, muni d'une pointe, aboutissait juste en face de la porte vitrée dans laquelle les coups étaient habituellement frappés sur la verrière on aménagea un condensateur avec des feuilles d'étain ; ces messieurs avaient encore une bouteille de Leyde, des boussoles, des aimants et toute sorte de bibelots scientifiques dont j'ignorais l'emploi, mais pas un de ces appareils ne servit à quoique ce soit, et rien, dans toutes leurs expériences, ne permit de supposer qu'il existât la moindre trace d'affinité entre les phénomènes qu'ils étudiaient et l'électricité ou le magnétisme. Les réactions chimiques que M. Akoutine produisit n'indiquèrent non plus aucune tension particulière de l'électricité atmosphérique à l'intérieur de la maison, ni aucun état de saturation d'ozone dans l'air ambiant. Bref, leurs efforts dans ce sens n'amenèrent à aucun résultat, et les manifestations, cependant, continuaient leur train, régulièrement tous les soirs ; nous en inscrivions le compte rendu systématiquement, par ordre chronologique, dans un registre spécial, et faisions tour à tour la veille dans la chambre de ma femme, où les coups commençaient ordinairement.
Nous cherchâmes d'abord à soumettre les phénomènes à un classement quelconque, à les répartir par catégories, mais chaque fois, comme si c'eût été un parti pris (et peut-être en était-ce un), les faits nous donnaient un démenti. Par exemple, au commencement de nos observations, nous suivions des yeux les objets qui s'envolaient de la table devant laquelle nous étions assis, prenant le thé, et nous fîmes la remarque que ces objets : cuillers, couvercles de théières, etc., se dirigeaient dans tous les sens, en s'éloignant de l'endroit où ma femme se trouvait ; nous en conclûmes qu'elle devait être douée d'une force répulsive, une espèce de courant négatif ; voilà que subitement nous eûmes à constater l'opposé : elle s'approcha de l'armoire, et à peine l'eut-elle ouverte qu'une quantité d'objets s'en échappèrent et tombèrent sur elle pour se diriger ensuite au loin. Mais, tout en nous groupant autour de ma femme, jamais nous ne réussîmes à saisir à quel instant l'objet quittait sa place — nous l'apercevions seulement au cours de son vol ou quand il tombait. Persistant dans notre but, nous engageâmes ma femme à toucher les objets qui se trouvaient dans l'armoire, l'un après l'autre. Tant que nous regardions, rien ne bougeait. Tout à coup une, pièce quelconque, un bougeoir ou un cruchon, placé dans un coin de l'armoire et que personne ne regardait, s'élance vers ma femme, passe par-dessus nos têtes et tombe par terre à une distance appréciable. Dans ces conditions, il a bien fallu attribuer à ma femme une force attractive. A chaque instant nous avions ainsi affaire à des faits contradictoires qui déconcertaient toutes nos supositions.
Je ne puis dire très exactement combien de jours nous passâmes de cette façon, lorsque se produisit une chose plus énigmatique encore que tout ce que nous avions vu. Une nuit qu'Akoutine était de garde auprès de ma femme, il nous appela doucement d'une voix inquiète et nous raconta qu'ayant entendu se répéter à plusieurs reprises un étrange frôlement sur le coussin et la couverture de ma femme, il avait eu l'idée de gratter avec son ongle le coussin et les draps, et que, à son étonnement, ce bruit fût répété au même endroit. Il nous pria de nous en assurer, car il ne voulait plus s'en rapporter à lui-même. Nous entendîmes en effet, toutes les fois qu'il grattait avec son ongle sur la couverture, que ce bruit était immédiatement répété au même endroit. Passait-il son doigt deux fois sur la taie d'oreiller, le son se reproduisait deux fois. Il en était exactement de même quand il faisait des variations ; par exemple quand il frappait deux coups forts et le troisième faible. Quel que fût le nombre de coups, quelquefois à peine perceptibles, donnés soit sur le coussin, soit sur la couverture, soit sur le bois de lit ou sur une chaise, même à un endroit éloigné, ils étaient répétés le même nombre de fois, avec la même force et au même endroit, alors que ma femme dormait tout le temps, immobile. Akoutine eut l'idée de demander : « Qui de nous a frappé ? » et dénommait ensuite les personnes présentes. Chaque fois les sons furent répétés précisément au moment de prononcer le nom de celui qui les avait produits. Pendant tout le temps, nous surveillions de près ma femme qui dormait sans faire le moindre mouvement ; sa tête était même tournée vers le mur, de sorte qu'elle n'aurait pas pu nous voir, au cas même où elle aurait eu les yeux entrouverts, ce qui, d'ailleurs, ne nous aurait pas échappé, la chambre étant suffisamment éclairée.
Akoutine n'en revenait pas. Il se mit à arpenter la chambre en silence. Quand il se rassit, il commença à poser diverses questions se rapportant à la politique, à la littérature, etc. Entre autres, il demanda des détails sur la guerre franco-allemande, et les réponses qu'il recevait, ayant trait aux événements et aux personnes, par le moyen de coups, étaient tellement précises et exactes que seul un homme bien versé dans la politique et suivant attentivement les journaux, aurait pu les donner, ce qui certes n'était pas le cas de ma femme, car elle ne prenait jamais un journal en mains — nous n'en recevions d'ailleurs pas à cette époque. Autre détail: toutes les fois que nous insistions pour avoir une réponse à une question intentionnellement fausse, il ne se produisait pas le moindre bruit. Akoutine fit aussi des questions en langues étrangères — en français et en allemand, et la réponse arrivait invariablement juste et exacte, selon le témoignage de l'interrogateur, car les autres ne possédaient pas ces langues... J'interpellai directement Akoutine, exigeant une explication quelconque de ces choses : si tous ces grattements étaient réellement produits par ma femme (nous n'étions pas encore certains du contraire), comment se pouvait-il qu'elle, qui ne lisait jamais de journaux, connût les épisodes de la guerre, les personnages en vue et en général divers événements dont elle n'avait jamais entendu parler ? Ou bien encore, comment expliquer qu'elle pût répondre exactement aux questions en français et en allemand, alors qu'étant à l'école elle n'avait appris, de la langue française, que l'alphabet (quant à l'allemand, cette langue ne lui avait pas été enseignée du tout) ? Akoutine paraissait plus ému que nous tous ; il nous pria de le laisser seul et passa le reste de la nuit à se promener par la chambre, dans une profonde méditation. Le lendemain, en prenant le thé, ayant à dessein mis la conversation sur le terrain de la politique, il questionna ma femme sur des détails universellement connus relatifs à la guerre, et il put se rendre compte que non seulement elle était dans une ignorance complète des réponses obtenues la veille par le moyen de grattements, mais encore qu'elle savait à peine qu'une guerre avait éclaté entre les Français et les Allemands. Depuis son mariage, ma femme ne s'intéressait, en effet, qu'à ses enfants et au ménage.
Akoutine fut donc forcé de convenir que les phénomènes ne pouvaient pas être produits par l'électricité ou le magnétisme, mais qu'ils pouvaient être l'effet d'une force analogue quelconque ; il supposa que, pendant le sommeil, ma femme se trouvait dans un état particulier de clairvoyance, que tout en recevant les impressions venant du dehors, elle y répondait, pour ainsi dire, intérieurement, psychiquement. C'était d'autant plus nouveau, pour Akoutine comme pour nous tous, qu'à cette époque on ne parlait pas encore de phénomènes psychiques. Akoutine déclara : attendu que ces phénomènes ne pouvaient être rangés dans aucune des catégories définies par la science, que, néanmoins, les faits étaient évidents et que leur réalité était pour lui indiscutable, il s'abstenait pour le moment de leur appliquer une théorie scientifique quelconque et qu'il se bornait à les désigner sous le nom « d'Hélénisme », d'après le nom de ma femme : Hélène. Il avait l'intention d'envoyer à ce sujet un article dans un journal allemand. Pour rendre les faits plus concluants encore, il nous pria de transférer les expériences dans la bourgade d'Iletzk, et, en conséquence, nous nous y installâmes, dans notre maison. Là, les mêmes manifestations se produisirent, mais plus faiblement ; les coups ne se faisaient entendre que dans le plancher, à proximité de ma femme, comme s'ils se retranchaient derrière elle. Dans les murs en briques on n'entendait rien...
Mais, à notre retour dans la ferme, dès les premiers jours de mars, les manifestations reprirent de plus belle, et cette fois elles se produisirent indépendamment de la présence de ma femme. Un jour, au déclin, je vis un lourd canapé faire des sauts en l'air et retomber sur les quatre pieds, pendant qae ma mère y était couchée, à sa grande terreur, naturellement. J'ajoute à ce cas une importance spéciale, parce que jusqu'alors, bien que n'ayant plus de doute, je me sentais un peu comme sous l'influence des personnes étrangères qui observaient les faits en même temps que moi ; mais voilà qu'en plein jour, alors que je pouvais voir distinctement le canapé et m'assurer que personne ne se trouvait dessous, ma mère se trouvant couchée dessus tranquillement, et qu'il n'y avait dans la chambre que moi et le garçon employé aux courses, lequel se tenait dans le couloir, près de la porte, — voilà que ce canapé, pesant 90 à 100 kilogrammes, se mit à danser, s'élevant complètement dans l'espace, avec ma mère ! Cela n'était certainement pas une hallucination. Ce soir même, — ou le lendemain, — alors que nous nous étions réunis dans la grande pièce, une étincelle bleuâtre apparut au-dessous du lavabo, dans la chambre attenante, se dirigeant vers la chambre de ma femme (qui ne s'y trouvait pas en ce moment), et simultanément nous nous aperçûmes que quelque chose avait pris feu dans cette dernière pièce. Je me précipitai à la suite et vis brûler une robe de coton qui était en voie de confection. Ma belle-mère, qui se trouvait dans la chambre, m'avait devancé et était occupée à éteindre le feu : elle avait versé une cruche d'eau sur la flamme. Je m'arrêtai à la porte, ne laissant passer personne, et me mis à explorer si le feu n'avait pas été produit par une cause autre que l'étincelle que nous avions vue, une bougie, par exemple, ou une allumette, mais je ne pus rien découvrir. Une forte odeur de soufre emplissait la chambre, s'échappant de la robe brûlée, dont les endroits détruits étaient encore chauds et dégageaient de la vapeur, comme si l'on venait d'arroser un morceau de fer chauffé à blanc.
Un jour, je fus obligé de m'absenter pour une affaire urgente. C'est à grand regret que j'abandonnais ma famille dans un moment aussi précaire, et, pour plus de tranquillité, je priai un jeune homme de nos voisins, M. P., de rester dans la maison pendant mon absence.
Après mon retour, je trouvai ma famille en train de boucler les malles : les effets étaient chargés sur des chariots et prêts pour le départ. On m'apprit qu'il était impossible d'habiter plus longtemps cette maison : les objets s'enflammaient les uns après les autres, et, pour comble, la robe de ma femme avait commencé à brûler la veille ; M. P., qui s'était élancé pour éteindre le feu, avait eu les mains brûlées. Je remarquai, en effet, que ses deux mains, enveloppées dans des linges, étaient couvertes d'ampoules. M. P. me fit le récit suivant : Le soir de mon départ, les manifestations étaient accompagnées de globes lumineux qui apparaissaient devant la fenêtre donnant sur le corridor extérieur ; il y en eut plusieurs, de dimensions variant entre une grosse pomme et une noix ; ils étaient de couleur rouge foncé et violet clair, plutôt opaques que transparents. Ces météores se succédèrent pendant assez longtemps. Il arrivait qu'un de ces globes de feu, s'approchant de la fenêtre, tournoyait pendant quelque temps du côté extérieur des vitres et disparaissait sans aucun bruit, et que, immédiatement, il était remplacé par un autre globe, arrivant du côté opposé du corridor, et ainsi de suite. Il en apparaissait même plusieurs à la fois. Ces globes, tels que des feux follets, semblaient vouloir pénétrer dans la maison. Ma femme ne dormait pas encore. Il advint le soir suivant, alors que ma famille était installée sur les marches de l'entrée extérieure (la saison devenait chaude), que M. P., étant rentré dans la maison, aperçut qu'un lit était en feu. Il appela au secours, s'empressa de jeter par terre couverture et draps et, après avoir étouffé le feu qui avait commencé à faire des progrès, et ayant soigneusement regardé s'il restait une étincelle quelconque, il sortit pour communiquer ce qui était arrivé. On en était à s'étonner comment le feu avait pu prendre, alors qu'il ne se trouvait dans la chambre ni bougie, ni allumette, ni aucune espèce de flamme... quand tous furent subitement frappés d'une odeur de brûlé sortant de la chambre. Cette fois c'était le matelas qui flambait en dessous, et l'incendie avait déjà à ce point ravagé le crin qu'il était impossible de l'attribuer à un manque d'attention, lors du premier arrosage.
Mais il s'était passé des faits plus graves encore, à la suite desquels le séjour dans cette maison devenait désormais impossible ; il fallait à tout prix changer de demeure de suite, malgré les inconvénients que nous aurions à affronter à cause du dégel et des crues qui étaient survenues.
Je cite les paroles de M. P. : « J'étais tranquillement assis, jouant de la guitare. Un voisin, le meunier, qui était venu nous voir, venait de nous quitter. Quelques instants après, Hélène Efimovna (ma femme) sortit aussi. A peine avait-elle fermé la porte derrière elle que mes oreilles furent frappées d'une espèce de gémissement plaintif et sourd, paraissant venir de loin. Je crus reconnaître cette voix et, après un moment de torpeur, en proie à un vague sentiment de terreur, je m'élançai dans le vestibule d'entrée, et j'aperçus une colonne de feu au milieu de laquelle se tenait Hélène Efimovna ; ses vêtements brûlaient par en bas, et elle était entourée de flammes. »
Je compris, à première vue, que le feu ne pouvait pas être très nourri, la robe étant très fine, et légère, et me précipitai pour l'éteindre avec mes mains, mais je sentis une chaleur atroce, comme si je touchais de la cire en fusion... Soudain un craquement se fit entendre en dessous du plancher, qui s'ébranlait et vacillait tout le temps. A ce moment, le meunier accourut à mon secours, et nous parvînmes tous les deux à emporter ma femme évanouie.
Voici maintenant le récit de ma femme : Lorsqu'elle avait franchi le seuil de la porte donnant sur le vestibule, le plancher céda sous ses pas, un bruit assourdissant emplit la chambre, et elle vit apparaître une étincelle bleuâtre, pareille à celle que nous avions vu sortir de dessous le lavabo. Elle n'eût que le temps de pousser un cri et se vit immédiatement enveloppée par les flammes. Elle perdit connaissance. Chose curieuse, elle n'avait pas eu une seule brûlure, mais sa robe était détruite, jusqu'au-dessus des genoux.
Que nous restait-il à faire ? En contemplant les mains abîmées de M. P. et le vêtement en partie consumé de ma femme, sans pouvoir y découvrir aucune trace d'un liquide inflammable, je décidai qu'en effet nous n'avions plus qu'à fuir cette maison, ce que nous résolûmes de faire le jour même.
Nous emménageâmes chez un habitant du village voisin, un cosaque, où nous sommes restés, sans incident d'aucune nature, jusqu'à, la fin de la saison des pluies.Après le retour dans notre maison, les phénomènes ne se reproduisirent pas. Je résolus néanmoins de faire démolir la maison. »
M. Schtchapov rajoute à la fin de son article quelques faits de matérialisations dont il fut spectateur :
« J'avais oublié de mentionner que j'ai eu l'occasion à deux reprises de constater ce qu'on appelle maintenant les phénomènes de la matérialisation (nous appelions cela des diableries).
Un jour, ma femme aperçut par la fenêtre, du côté extérieur, une main rose, délicate, comme celle d'un enfant, aux ongles lisses, qui tambourinait sur les carreaux. A la même fenêtre, un autre jour, elle fut surprise par la vue de deux petites formes vivantes ayant beaucoup de ressemblance avec des sangsues ; cette vue désagréable produisit sur elle une telle impression qu'elle s'évanouit.
Une autre fois je fus moi-même témoin d'un phénomène semblable : j'étais seul dans la maison, ma femme dormait, et je venais de passer plusieurs heures à guetter pour découvrir l'auteur des coups que j'entendais frapper sur le plancher de la chambre de ma femme (j'avais encore le soupçon qu'elle pouvait les produire elle-même, tout en feignant de dormir). Je me suis plusieurs fois doucement glissé jusqu'à sa porte, mais toutes les fois que je regardais furtivement dans la chambre le bruit cessait, pour recommencer de nouveau dès que je m'éloignais, ou même que je détournais les yeux. C'était fait comme pour me taquiner. Mais une fois, — ce fut la vingtième, si je ne me trompe, — je fis subitement irruption dans la chambre au moment où les coups recommençaient..... et je m'arrêtai, glacé d'effroi : une petite main rose, presque enfantine, se souleva brusquement de dessous le plancher, disparut sous la couverture de ma femme endormie et s'enfouit dans les replis, près de son épaule, et j'ai pu voir, distinctement, la couverture onduler d'une façon inexplicable, depuis son extrémité jusqu'à l'endroit, près de l'épaule, où la main s'était blottie. Il n'y avait, semblet-il, aucun motif pour une frayeur exagérée, et cependant, je le répète, je restai pétrifié de terreur, car cette main n'était pas la main de ma femme (bien que la sienne fût petite aussi). Ce que j'avais vu, je l'ai vu très distinctement. D'ailleurs, la position dans laquelle ma femme était couchée (sur le côté gauche, tournée vers le mur), sans faire aucun mouvement, ne lui eût pas permis d'avancer sa main jusqu'à terre, à plus forte raison de la relever si rapidement, en ligne droite vers l'épaule. Qu'était-ce donc ? Une hallucination ? Non. Mille fois non ! Je ne suis pas sujet à ces sortes de choses. Peut-être était-ce une mystification de la part de ma femme obéissant à un penchant maladif de jouer des tours ? Mais la forme, la couleur, l'exiguïté de la main apparue, ne permettaient pas de s'arrêter à cette supposition. Et puis la défunte était une femme à principes, d'un caractère sérieux, épouse et mère modèle, pieuse, et elle n'a souffert d'aucune espèce d'accès jusqu'à sa mort (elle mourut en avril 1879, à la suite de ses couches). Pourtant, la plupart des phénomènes qui se sont produits : déplacement d'objets, coups frappés, se retranchaient pour ainsi dire derrière elle. C'est pourquoi beaucoup de personnes supposaient que ces manifestations étaient son œuvre, ne voulant pas tenir compte des nombreux cas où son intervention aurait été matériellement impossible, par exemple, quand les divers objets et ustensiles étaient projetés de l'intérieur d'armoires fermées, de coffres, etc., auxquels elle ne touchait même pas à ce moment.
Un jour que nous venions de nous mettre à table avec les trois membres de la commission dont il a été parlé et plusieurs autres invités, et que ma femme, revenant du garde-manger, chargée de plusieurs pots de salaisons, s'apprêtait à ouvrir la porte extérieure du vestibule, juste en face de la table — à ce moment précis nous reçûmes une grêle de menus objets, tels que balles de plomb, vieux écrous rouilles et autres vieilleries qui avaient été reléguées dans une vieille caisse, dans la chambre qui servait de garde-manger (comme je me le suis rappelé plus tard) et qui venaient à présent tomber avec une rapidité foudroyante sur la table devant laquelle nous étions assis. Le domestique qui avait accompagné ma femme affirma formellement que personne n'avait touché à cette caisse. En outre, il lui eût été impossible de lancer tous ces objets à travers la chambre qui nous séparait, d'autant plus qu'elle avait les deux mains occupées.
Il est curieux de noter que malgré la force avec laquelle ces objets pesants tombèrent sur les assiettes, ils n'en brisèrent pas une. Malgré tout, les circonstances étaient de nature à faire soupçonner ma femme de nous avoir fait cette plaisanterie, bien que personne ne lui eût vu faire le moindre geste ou l'effort nécessaire pour produire ce résultat. Je le répète, cette force mystérieuse semblait s'acharner à compromettre le médium. »
M. Schtchapov.