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Un rêve prémonitoire macabre
Un rêve prémonitoire macabre

Ce mois-ci, nous vous présentons Un rêve prémonitoire macabre. La prémonition du futur est un fait qui suscite l'étonnement. Très souvent, cette prédiction est floue et donc inexploitable. Dans ce récit, l'auteur, Alexandre Bérard, un magistrat, fait régulièrement ce genre de rêves depuis son enfance. Il est, par conséquent, habitué à se souvenir d'images d'une grande netteté. Ecoutons son histoire.

sujet215 foretAA cette époque, il y a de cela quelque dix ans, j’étais magistrat ; je venais de terminer la longue et laborieuse instruction d’un crime épouvantable qui avait porté la terreur dans toute la contrée : jour et nuit, depuis plusieurs semaines, je n’avais vu en veille et en rêve, que cadavres, sang et assassinat.
J’étais venu, l’esprit encore sous la pression de ces souvenirs sanglants, me reposer en une petite ville d’eaux qui dort tranquille, triste, morose, sans bruyant casino, sans tapageurs, au fond de nos montagnes vertement boisées.
Chaque jour, je quittais X..., me garant à travers les grandes forêts de chênes, mêlés aux hêtres et aux fayards, ou bien par les grands bois de sapins. Dans ces courses vagabondes, il arrivait parfois que je m’égarais complètement, ayant perdu de vue, dans l’éclaircie des hautes futaies, les cimes élevées qui me permettaient habituellement de retrouver la direction de mon hôtel.
A la nuit tombante, je débouchais de la forêt sur une route solitaire qui franchissait un col étroit entre deux hautes montagnes ; la pente était rapide, et, dans la gorge, à côté de la route, il n’y avait place que pour un petit ruisseau retombant des rochers vers la plaine en une multitude de cascades. Des deux côtés, la forêt sombre, silencieuse, à l’infini.
Sur la route, un poteau indiquait que X... était à dix kilomètres ; c’était ma route mais, harassé par six heures de marche, tenaillé par une faim violente, j’aspirais au gîte et au dîner immédiats.
A quelques pas de là, une pauvre auberge isolée, véritable halte, montrait son enseigne vermoulue : Au rendez-vous des amis.
J’entrai.
L’unique salle était fumeuse et obscure ; l’hôtelier, taillé en hercule, le visage mauvais, le teint jaune ; sa femme, petite, noire, presque en haillons, le regard louche et sournois, me reçurent à mon arrivée. Je demandai à manger, et, si possible, à coucher.
Après un maigre souper − très maigre − pris sous l’œil soupçonneux et étrangement inquisiteur de l’hôtelier, à l’ombre d’un misérable quinquet éclairant fort mal, mais répandant en revanche une fumée et une odeur nauséabondes, je suivis l’hôtesse qui me conduisit à travers un long couloir et un dur escalier dans une chambre délabrée située au-dessus de l’écurie. L’hôtelier, sa femme et moi, nous étions certainement seuls en cette masure perdue dans la forêt, loin de tout village.
J’ai une prudence poussée jusqu’à la crainte, cela tient de mon métier qui, sans cesse, me fait penser aux crimes passés et aux assassinats possibles. Je visitai soigneusement ma chambre, après avoir fermé la porte à clé ; un lit − plutôt un grabat, − deux chaises boiteuses, et au fond, presque dissimulée sous la tapisserie, une porte munie d’une serrure sans clé. J’ouvris cette porte : elle donnait sur une sorte d’échelle qui plongeait dans le vide. Je poussai devant elle, pour la retenir si on tentait de l’ouvrir en dehors, une sorte de table en bois blanc, portant une cuvette ébréchée, qui servait de toilette, je plaçai à côté une des deux chaises. De cette façon, on ne pouvait ouvrir la porte sans faire de bruit. Et je me couchai.
Après une telle journée, comme bien on pense, je m’endormis profondément. Tout à coup, je me réveillai en sursaut ; il me semblait que l’on ouvrait la porte et que, en l’ouvrant, on poussait la table ; je crus même apercevoir la lueur d’une lampe, d’une lanterne ou d’une bougie, par le trou resté vide de la serrure. Comme affolé, je me dressai, dans le vague du réveil, et je criai : - Qui est là ?
Rien, le silence, l’obscurité complète. J’avais dû rêver, être le jouet d’une étrange illusion.
Je restai de longues heures sans dormir, comme sous le coup d’une vague terreur. Puis, la fatigue eut raison de la peur, et je m’endormis d’un lourd et pénible sommeil entrecoupé de cauchemars.

Je crus voir, je vis dans mon sommeil cette chambre où j’étais. Dans le lit, moi ou un autre, je ne sais ; la porte dérobée s’ouvrait, l’hôtelier entrait, un long couteau à la main ; derrière, sur le seuil de la porte, sa femme debout, sale, en guenilles, voilant de ses doigts noirs la lumière d’une lanterne ; l’hôtelier, à pas de loup, s’approchait du lit et plongeait son couteau dans le cœur du dormeur. Puis, le mari portant le cadavre par les pieds, la femme le portant par la tête, tous deux descendaient l’étroite échelle ; un curieux détail : le mari portait entre ses dents le mince anneau qui tenait la lanterne, et les deux assassins descendaient l’escalier borgne, à la lueur terne de la lanterne.

Je me réveillai en sursaut, le front inondé d’une sueur froide, terrifié. Par les volets disjoints, les rayons d’un soleil d’août inondaient la chambre : c’était sans doute la lueur de la lanterne. Je vis l’hôtesse seule, silencieuse, sournoise, et je m’échappai joyeux, comme d’un enfer, de cette auberge borgne, pour respirer sur le grand chemin poudreux l’air pur des sapins, sous le soleil resplendissant, dans les cris des oiseaux en fête...

...Je ne pensais plus à mon rêve.

Trois ans après, je lus dans un journal une note à peu près conçue en ces termes : « Les baigneurs et la population de X... sont très émus de la disparition subite et incompréhensible de M. Victor Arnaud, avocat, qui depuis huit jours, après être parti pour une course de quelques heures dans la montagne, n’est point revenu à son hôtel. On se perd en conjectures sur cette incroyable disparition. »

Pourquoi un étrange enchaînement d’idées ramena-t-il mon esprit vers mon rêve, à mon hôtel ? Je ne sais, mais cette association d’idées se souda plus fortement encore quand, trois jours après, le même journal m’apporta les lignes que voici : « On a retrouvé, en partie, les traces de M. Victor Arnaud. Le 24 août, au soir, il a été vu par un roulier dans une auberge isolée : Au rendez-vous des amis. Il se disposait à y passer la nuit ; l’hôtelier, dont la réputation est des plus suspectes, et qui jusqu’à ce jour avait gardé le silence sur son voyageur, a été interrogé. Il prétend que celui-ci l’a quitté le soir même, et n’a point couché chez lui. Malgré cette affirmation, d’étranges versions commencent à circuler dans le pays. On parle d’un autre voyageur, d’origine anglaise, disparu il y a six ans. D’autre part, une petite bergère prétend avoir vu la femme de l’hôtelier, le 26 août, laver dans une mare cachée sous-bois des draps ensanglantés. Il y a là un mystère qu’il serait utile d’éclaircir. »

Je n’y tins plus, et, tenaillé par une force invincible qui me disait malgré moi que mon rêve était devenu une réalité terrible, je me rendis à X...
A X..., les magistrats, saisis de l’affaire par l’opinion publique, recherchaient sans donnée précise. Je tombai dans le cabinet de mon collègue, le juge d’instruction, le jour même où il entendait la déposition de mon ancienne hôtelière. Je lui demandai la permission de rester dans son cabinet pendant cette déposition.
En entrant, la femme ne me reconnut pas, très certainement ; elle ne prêta, nulle attention à ma présence. Elle raconta qu’en effet, un voyageur, dont le signalement ressemblait à celui de M. Victor Arnaud, était venu, le 24 août au soir, dans son auberge, mais qu’il n’y avait point passé la nuit. Du reste, avait-elle ajouté, il n’y a que deux chambres à l’auberge, et, cette nuit-là, toutes deux ont été occupées par deux rouliers entendus dans l’instruction et reconnaissant le fait.
Intervenant subitement :
- Et la troisième chambre, celle sur l’écurie ? m’écriai-je.
L’hôtelière eut un brusque tressaillement et parut, ainsi qu’en un soudain réveil, me reconnaître. Et moi, comme inspiré, avec une audacieuse effronterie, je continuai :
- Victor Arnaud a couché dans cette troisième chambre. Pendant la nuit, vous êtes venue avec votre mari, vous, tenant une lanterne, et lui, un long couteau ; vous êtes montés par l’échelle de l’écurie, vous avez ouvert une porte dérobée qui donne dans cette chambre ; vous êtes restée sur le seuil de la porte, pendant que votre mari est allé égorger son voyageur, afin de lui voler sa montre et son portefeuille !
C’était mon rêve de trois années que je racontais ; mon collègue m’écoutait, ébahi ; quant à 1a femme, épouvantée, les yeux démesurément ouverts, les dents claquant de terreur, elle était comme pétrifiée.
- Puis tous deux, ajoutai-je, vous avez pris le cadavre, votre mari le tenant par les pieds, vous le tenant par la tête ; vous l’avez descendu par l’échelle ; votre mari portait l’anneau de la lanterne entre ses dents !
Et alors cette femme, terrifiée, pâle, les jambes se dérobant sous elle :
- Vous avez donc tout vu ?
Puis, farouche, refusant de signer sa déposition, elle se renferma dans un mutisme absolu.
Quand mon collègue refit au mari mon récit, celui-ci, se croyant livré par sa femme, avec un affreux juron :
- Ah ! la c.., elle me le paiera !
Mon rêve était donc bien devenu une sombre et terrifiante réalité.

Dans l’écurie de l’auberge, sous un épais tas de fumier, on retrouva le cadavre de l’infortuné Victor Arnaud, et, à côté de lui, des ossements humains, peut-être ceux de l’anglais disparu six ans auparavant dans des conditions identiques, et tout aussi mystérieuses. Et moi, avais-je été voué au même sort ? Durant la nuit où j’avais rêvé, avais-je réellement entendu ouvrir la porte masquée, avais-je réellement vu de la lumière par le trou de la serrure ? Ou bien tout n’avait-il été que rêve, imagination et lugubre pressentiment ? Je ne sais, mais je ne puis songer sans une certaine terreur à l’auberge louche, perdue le long du grand chemin, au milieu des bois de sapins, et jurant si étrangement avec la belle nature, avec le ruisseau aux cascatelles murmurantes, dont les gouttelettes étincellent comme des diamants au soleil…